mars 2003

Entretien avec Nae Caranfil, réalisateur du film "Philanthropique"

Philanthropique
"Il était une fois une ville où les habitants se divisaient en princes et mendiants.
Entre ces deux mondes il n’y avait que des chiens errants.
Ils formaient, eux, la classe moyenne."

"Philanthropique" est un conte de fées moderne, une comédie sur la crise économique. Je vis dans un pays où dix années de transition vers l’économie de marché ont fini par épuiser nerveusement la majeure partie de la population. Richesse et misère étalent leurs contrastes dans les rues avec une indécence qui frôle l’exhibitionnisme, donnant lieu a un spectacle hors du commun, grotesque et finalement tragi-comique. A Bucarest aujourd’hui, une personne n’est plus une personne : elle est un costume, une marque de voiture, un appartement - ou bien une main tendue, une canne blanche, un pied nu... On décide de la valeur des gens en fonction de leurs accessoires - et les gens choisissent leurs accessoires pour se donner une valeur. Souvent, tout est du bidon : les milliards d’EuroBingoShow, les certificats de propriété, mais aussi les jambes estropiées ou les grèves de la faim. Pour ne pas dramatiser, disons qu’un nouveau monde émerge en l’Europe de l’Est, une société jeune, exubérante et carnivore, où la discrétion et la modestie n’ont pas cours. Pour survivre, il faut être un peu cabotin.

Nae Caranfil


Entretien avec Nae Caranfil

1. Comment est né le projet de "Philanthropique" ?

Par défi. Depuis des années, les seules images que les médias occidentaux acceptent comme emblèmes de la Roumanie sont les orphelins, les mendiants et les chiens errants. Toute tentative de briser cette imagerie convenue, d’enrichir un peu ce paysage simpliste, se heurte à un rejet froid et poli. Toute allusion a une Roumanie plus complexe, plus moderne et finalement plus amusante semble déranger le confort des Européens.
Alors, j’ai décidé de combattre le cliché par le cliché. De raconter ce qui se cache derrière cette pittoresque vitrine de la misère. Enfin, j’ai voulu m’attaquer à une forme de manipulation des plus dangereuses : la manipulation par les bons sentiments. Si la Roumanie est contrainte aujourd’hui à se présenter partout en haillons et jamais dans un costume décent, cela-même fait partie de cette manipulation essentiellement médiatique.

2. Pensez-vous que la situation soit la même dans tous les pays d’Europe de l’Est depuis la chute du mur de Berlin ?

Parlons cinéma, puisque que c’est un miroir de la société. Un film d’Europe de l’Est, par exemple, trouve de moins en moins sa place sur le marché international.
Selon moi, c’est à la fois juste et injuste, parce que le cinéma de l’Est semble avoir raté plusieurs trains dans les années 90. Il est resté cantonné dans l’espace qu’il occupait avant la chute du Rideau de Fer. Le monde qui se construit depuis 1989 est tellement dynamique qu’il devient difficile à décrire. En Roumanie, les choses changent à une telle vitesse que toute observation, si puissante et expressive soit-elle, risque de devenir caduque demain, voire incompréhensible pour l’observateur lui-même ! Avant, les cinéastes de l’Est décrivaient un état de choses fixe, représenté par le système et l’idéologie communiste. Ils avaient l’avantage de pouvoir montrer du doigt le Mal. De nos jours, quand on conçoit un film sur l’Europe de l’Est, il faut faire très attention que ce film n’ait pas le destin d’un article de presse : sensationnel aujourd’hui, matière à allumer le feu, demain.

3. Votre premier film, "Les Dimanches de Permission" était situé en Roumanie dans les années 80. Curieusement, il y régnait une espèce de joie qui n’existe plus dans le Bucarest des années 2000 que vous montrez à l’écran dans ’Philanthropique". Vous êtes devenu pessimiste ?

Pas du tout. Simplement, je regarde la réalité. Si l’univers de "Philanthropique" semble plus "carnivore" que la province paisible des "Dimanches", c’est qu’on vient de découvrir les ’délices" du capitalisme sauvage. La vision plutôt tendre sur les années 1980 qui existait dans mon premier film n’avait rien d’une quelconque nostalgie communiste, elle correspondait au recul qu’un cinéaste peut avoir par rapport à sa propre jeunesse. Les jeunes des "Dimanches" ont vieilli, ils sont aujourd’hui les personnages de "Philanthropique". Mon protagoniste, romantique incurable, vit toujours avec les valeurs qui avaient cours quinze ans auparavant : le mythe de l’écrivain, l’indifférence générale par rapport à l’argent, le prestige de l’intellectuel dans la société.
Or, mauvaise nouvelle ! Le monde a change...

4. Pour le raconter, vous optez pour le style d’une comédie grinçante...

Mon but n’est pas de faire " la radiographie de la société ", mais plutôt un conte de fées moderne ! En partant d’une base réaliste, j’essaie de raconter une fable, un peu a la manière de Brecht. C’est un mélange de satire et de poésie. Mon personnage, séduit par le charme d’une jeune " princesse ", devient " le prince et le pauvre " dans un royaume p1ein de dangers et de pièges. J’ai pensé aussi a "Alice au Pays des Merveilles". Mon Bucarest "des merveilles", je l’ai voulu vital, absurde, drôle, féroce, trompeur, cynique, séduisant, pervers et fou...
En général, je ressens une certaine antipathie pour les films a message. Je suis un cinéaste qui a vécu 30 ans sous Ceausescu. A l’époque, les films devaient obligatoirement en comporter un - et pas n’importe lequel, un message profondément positif. " Comme la vie est belle quand le Parti nous guide ! " Devant l’agressivité du mensonge officiel, les rares cris de protestation qu’arrivait à briser le mur idéologique avaient une légitimité incontestable. Mais dans le contexte roumain d’aujourd’hui, un cinéma de dénonciation pur et dur me semble un cinéma faible, parfois hypocrite, toujours inutile.

5. Dans sa façon de diriger les pauvres qui s’adressent à lui, Pépé est une sorte de metteur en scène, un artiste a sa façon ?

Pépé dit : "La main tendue qui ne raconte pas une histoire ne reçoit pas l’aumône". II se réfère, bien sûr, à la mendicité. Mais moi, je me suis amusé à extrapoler cette règle à l’artiste en général. Voilà un personnage bizarre, sans utilité précise au sein de la société, qui gagne sa vie en exploitant les émotions des autres. Un vrai escroc sentimental ! Que certains mendiants soient de véritables artistes, on le savait depuis longtemps. Que les artistes en viennent parfois à faire la manche, également. Alors, pourquoi ne pas imaginer l’art, à ses vraies origines, comme une manière de survivre pour les déshérités ? En tant que cinéaste, je cherche une bonne histoire, qui puisse faire rire et pleurer les spectateurs. Si je suis convaincant, je gagne mon pain. Comme partout, quand il s’agit de la mendicité organisée, il faut défendre son territoire : les grands carrefours sont les plus rentables, donc les plus disputés et les plus difficiles à obtenir. Avec une comédie roumaine, ce n’est pas évident de pouvoir faire la manche dans les salles Gaumont...

6. Quel est le personnage dont vous vous sentez le plus proche ?

Le protagoniste, évidemment. Ovidiu fait partie de ma génération et se retrouve aujourd’hui bizarrement inadapté au nouveau monde qui se crée autour de lui. Poète de nature, il se sent désarmé dans une société qui exige tout de lui sauf la poésie. Sa conception de la réussite personnelle s’avère un peu datée : carrière littéraire, talent récompensé, refus du compromis. Comme lui, je me sens trahi par mes propres illusions. Le cinéma que j’aimais, le cinéma qui m’a poussé à devenir cinéaste, un cinéma populaire et intelligent, est traité aujourd’hui avec une supériorité écrasante on lui colle l’étiquette de "classique" et on le bannit des festivals. Quand j’étais jeune, je croyais qu’un bon film finirait toujours par trouver sa place, ses salles et son public. Aujourd’hui, tel Ovidiu dans mon histoire, je commence à comprendre que, sans une "Fondation Filantropica" derrière, un film roumain ne sera jamais le rêve le plus cher des distributeurs français. Je crains que même une superproduction comme "Titanic", venant de Roumanie, soit passée à l’Ouest comme un petit film d’art et d’essai.

7. Comment dirigez-vous les acteurs ?

D’abord, je fais très attention quand je les choisis. Le "casting" est une étape cruciale pour moi, et je demande même aux "vedettes" de passer des essais. J’ai déjà vu à quel point on peut se tromper si on pense que "de toute façon, le rôle lui va comme un gant". Parfois c’est justement ça le problème : le rôle et le comédien ne doivent pas forcement être faits l’un pour l’autre. J’utilise également la période de casting comme période de répétition - une fois l’acteur choisi, je lui demande de participer activement aux essais des autres Cela se révèle utile plus tard, sur le plateau, quand il n’y a plus besoin de beaucoup d’explications pour se faire comprendre. Au moment du tournage, le travail avec les comédiens prend l’apparence d’une répétition musicale : je me préoccupe surtout des problèmes de rythme, de tempo, des accents et des nuances de dialogue.

II existe aussi une troisième étape de travail sur le jeu des acteurs : le montage. Peu de gens savent à quel point ce fabuleux instrument peut faire des miracles et comment, à l’aide de petites tricheries mécaniques ou digitales, on peut améliorer une interprétation. II suffit pour l’instant de dire que, parmi tous les critères opérants pour choisir une prise par rapport à une autre, il en existe un qui est décisif : le jeu de l’acteur.

8. Comment fait-on du cinéma aujourd’hui en Roumanie ?

Avec un mélange de fanatisme, d’inconscience et de chance. Le mécanisme de financement et de distribution des films est pratiquement conçu pour décourager tout producteur indépendant. L’organisme qui contrôle les salles de cinéma (monopole de l’Etat, naturellement !) prend 85% des recettes. Avec les 15% restants, le pauvre producteur n’arrive pas à récupérer son investissement même en faisant des millions d’entrées. De l’autre côté, la plupart des films roumains produits après 1990 pèchent par un grave mépris du public et de ses attentes. Le résultat a été l’indifférence du public roumain pour le cinéma autochtone. Irrités devant les salles vides, certains cinéastes justifient leurs échecs par des théories diverses : la télé en tant que drogue, la mainmise du cinéma américain, le coût de la vie, une malédiction diabolique... Le fait qu’un film comme "Philanthropique" (sorti le 15 mars à Bucarest) ne rentre pas dans le même moule, qu’il remplisse les salles et qu’il déclenche un enthousiasme presque patriotique, les laisse perplexes. Pourtant, l’explication est très simple : le cinéma roumain est (par "tradition communiste") un cinéma de réalisateurs. Pendant des décennies, le scénario n’était qu’un prétexte idéologique et le talent du cinéaste consistait à le contourner habilement. Aujourd’hui, alors que personne ne nous empêche de tourner de bonnes histoires, il n’y a presque plus de candidats pour les écrire. Former des jeunes scénaristes est une démanche longue et risquée, tant que le métier en soi reste déconsidéré, mal payé et dépourvu de gloire. Le cinéma roumain aurait besoin de quelques "Pépés", d’un lot de bons "paroliers des mendiants", pour lui apprendre à tendre la main vers son public ET LUI RACONTER UNE HISTOIRE.


NAE CARANFIL

Réalisateur scénariste, Nae Caranfil est né à Bucarest en 1960. Avant de passer à la réalisation de longs métrages en 1994, il met en scène un documentaire, BACKSTAGE en 1988 et deux courts métrages QU’IL FAIT BEAU A VENISE en 1983 et TRENTE ANS D’INSOMNIES en 1984.
En 1991, il suit l’atelier de la FEMIS pour jeunes réalisateurs étrangers à Paris.

Filmographie :

1994, LES DIMANCHES DE PERMISSION
sélectionné à la Quinzaine des réalisateurs

1996, ASPHALT TANGO
avec Charlotte Rampling

1998, DOLCE FARNIENTE
Adapté du roman de Frédéric Vitoux avec François Cluzet, Giancarlo Giannini, Isabella Ferrari, Margherita Buy.

2002, PHILANTHROPIQUE
Prix du Public au Festival de Paris 2002


Distribution :
SWIFT DISTRIBUTION

Presse :
DENISE BRETON ISABELLE DUVOISIN


Pour plus de détails voir : "Le film "Philanthropique" à Lyon"

[Roumanie.com]

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